Je remercie vivement Monsieur André Bigotte pour m'avoir fourni cet exposé, objet de son étude publiée dans la revue de l'office de tourisme : les amis de Douai de juin 2008 Tome XV n° 2, vers laquelle je vous renvoie pour apprécier les illustrations qui y sont présentées.

Henri  Rogerol

la  résolution  du  paragone

 

 

 

 

 

La  Renaissance  italienne  a  instauré,  entre  la  peinture  et  la  sculpture,  une   comparaisonconfrontation nommée paragone, qui a persisté, et s’est même renforcée, jusqu’à la fin du XIXe siècle. Diderot avait, des sculpteurs, une opinion peu reluisante : Cent morceaux de sculpture s’expédient à moins de frais que cinq ou six tableaux  (Salon de 1765). Baudelaire aussi décernait la prééminence à la peinture : Pourquoi la sculpture est ennuyeuse. (…) elle a plusieurs inconvénients qui sont la conséquence nécessaire de ses moyens, tandis que la peinture est un art de raisonnement profond  (Le Salon de 1846).

 

C’est que la pierre et le marbre, durs et froids, ont la mauvaise réputation de ne pouvoir représenter la chair, ni donner l’illusion de la vie ; alors que sur la toile les couleurs, en leur variété et leur chaleur, peuvent rendre l’effet du mouvement et de la vérité (en dépit de l’illusion perspectiviste qui fonde la peinture). C’est aussi que l’activité physique du sculpteur, qui travaille à dégager une forme de la matière préexistante, s’opposerait à l’activité intellectuelle du peintre qui crée à partir de rien (bien que la peinture ou le dessin intéresse essentiellement la vue, et que la sculpture s’adresse aussi au sens du toucher). C’est enfin que la peinture, mieux que son rival condamné à rester enfermé dans un académisme antiquisant, saurait s’approprier des sujets modernes et des manières nouvelles (alors que le répertoire de la statuaire n’est pas moins riche que celui de la peinture).

 

Depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, la question de savoir quel art, de la peinture ou de la sculpture, est naturellement supérieur à l’autre, cesse progressivement d’être un enjeu théorique : la fin de l’étanchéité entre les arts, l’abolition de leur hiérarchie, et l’émergence de nouveaux supports, ont laissé place à un dialogue dans lequel chaque médium informe les autres.

 

 

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    Henri Émile Rogerol naît à Douai le 5 avril 1877, il y meurt dans la nuit du 11 au 12 février 1947, en sa maison de la place du Barlet (1). Il appartient à une famille modeste mais artistique, ses ancêtres étaient potiers d’étain, son père était dessinateur industriel puis tapissier-garnisseur (2). Il suit une formation tout à fait traditionnelle : il fréquente d’abord pendant deux ans (1892-1894), aux Écoles académiques de Douai, les cours de sculpture et de modelage dispensés par André Laoust (3) ; puis il se perfectionne durant quatre ans à la Manufacture nationale de porcelaine de Sèvres, avant de revenir définitivement dans sa ville natale. Eloigné du moindre souci de gloire et de fortune, investi tout entier dans son œuvre, il sacrifie tout à son art y compris sa santé. Autodidacte dans la solitude, il parachève ses connaissances en observant avec attention les œuvres de ses contemporains (les peintres impressionnistes ; les sculpteurs Rodin, Dalou, Meunier, Desbois…) comme celles de ses prédécesseurs (il admire Rembrandt et Le Caravage), et en consultant les revues d’histoire de l’art qui se font l’écho de l’esthétisme moderne autant qu’ancien (Studio Art ; L’Art et les Artistes ; L’Amour de l’art ; Art et décoration, etc.). Son savoir et son talent lui permettent de tirer parti de divers modes d’expression et d’exploiter différentes formes : simultanément dessinateur, peintre, ornemaniste, sculpteur, céramiste, il exprime des tendances tout à la fois empruntes de classicisme dix-neuviémiste et ouvertes aux influences modernistes. Indépendant, il exploite les leçons novatrices de l’art impressionniste mais s’en montre aussi à l’inverse en récusant les audaces de l’avant-garde abstractionniste, géométriste ou scientifiste. Le pointillisme retient néanmoins son attention. Sa production, abondante dans tous les genres, et couvrant la première moitié du XXe siècle, souffre des interruptions, dispersions et destructions causées par les guerres. De surcroît, il est interné civil en Allemagne en 1914-1916 (à Holzminden), puis en Suisse, comme malade, en 1916-1917 (à Engelberg et Lausanne) ; enfin, il est réfugié au Mans en 1939-1945. Néanmoins, il reste de lui une œuvre suffisamment diversifiée pour qu’on puisse en apprécier la qualité et la spécificité.

 

    Le talent d’Henri Rogerol en peinture s’est exercé autant dans l’art du portrait que dans celui du paysage, de la scène de genre ou de la nature morte. L’Intérieur flamand (coll. FR), la Sollicitude (mère au berceau de son enfant, 1909, coll. part.), La Lessive (coll. part.), s’ils s’attachent au thème de l’intimité du foyer ou de la glorification du travail quotidien, réalisme social contemporain que la peinture impressionniste a remis à la mode, ils renouent aussi avec le jeu traditionnel du clair et de l’obscur, et les manières classiques de la peinture sombre (effets d’éclairage, distribution des ombres) (4). Les Meules de foin à la manière de Sisley, ou la Mise en bouteilles (coll. part.) sont d’autres motifs pittoresques qui, au contraire, donnent au peintre l’occasion d’analyser un lieu saturé de lumière où même les ombres ont des couleurs. Il fait aussi connaître les paysages inédits de la Flandre française (Marais d’Écourt-Saint-Quentin, Coucher de soleil à Thumesnil, Cassel, Wissant, Ambleteuse, Cap Gris-Nez) et des vues de sa ville natale (Rue de Valenciennes, Jardin Public, Quai du Petit-Bail, Beffroi vu de la place d’Armes). Quant aux portraits de membres de sa famille, d’amis, d’individus pittoresques (un Vieux vacher, une Vieille pocharde), ou de personnalités, ceux du Père Bolot (1920, Musée de Douai), d’Antonin Dussol (avant 1939, Musée de Douai) (5), du Ressentiment (coll. FR) et l’Autoportrait du peintre (1925, coll. FR) sont de petits chefs-d’œuvre dont les tonalités claires et la texture abondamment colorée illustrent les manières novatrices, au commencement du XXe siècle, de penser la création artistique. Mais chez Rogerol, les formes, au contraire des impressionnistes, sont toujours affirmées et finies, et non sujettes à la dissolution (6). L’étonnant portrait d’un Vieux prisonnier civil réalisé à Holzminden en 1916 (coll. FR) ne peut manquer de rappeler la touche d’un Van Gogh ou d’un Pissarro. Il semble que Rogerol, loin de tenter une synthèse entre l’impressionnisme et la tradition classique, approprie aux divers sujets représentés le mode de représentation qui leur convient le mieux, par les formes et les couleurs.

 

    Interné civil pendant la Première Guerre, Henri n’interrompt pas sa carrière. A Lausanne, il utilise un four dans une briqueterie pour réaliser des terres cuites. Il s’adonne abondamment à la peinture et au dessin, des portraits de prisonniers et des scènes de captivité ajoutent à son art une dimension historique de laquelle le pathétique n’est pas absent. L’un de ces dessins, Le rêve du prisonnier de guerre (1915, un prisonnier reposant sur un lit de camp de chambrée) illustre l’ouvrage d’Henri Leblanc, La Grande Guerre (Paris, 1916-1922) (7). Son art graphique s’exprime aussi par des vignettes dans l’ouvrage d’histoire locale que Georges Steenhouwer consacre à Gayant et sa maison (Douai, 1933) (8). Cet intérêt pour les formes, les lignes et les contours précis l’éloigne un peu plus encore des tendances modernistes, et prouve, s’il le fallait, que l’art du XIXe siècle ne tourne pas seulement et à tout prix autour de l’impressionnisme.

 

 

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     Henri vient d’avoir dix-sept ans quand, en octobre 1894, il est reçu parmi les premiers au concours d’entrée à l’École céramique de la manufacture de Sèvres. Il y suit les cours de la section des Arts décoratifs pendant quatre ans (1894-1898). En  1897, sur le rapport des professeurs, il est admis à exposer sa sculpture au Salon des Artistes français, à Paris (9). Dans le même temps, souhaitant se fixer dans la capitale, il y crée un petit atelier de céramique d’art, mais une intoxication due aux produits dont il se sert (saturnisme) l’oblige à interrompre ses travaux et à retourner à Douai. En 1902, après avoir fortifié son expérience par quelques années de pratique comme ouvrier plâtrier, il ouvre un établissement de sculpture décorative en plâtre, staff et pierre, qui occupera une trentaine de salariés et fonctionnera pendant quarante ans. L’atelier emploie le jeune Maurice Brageu, premier ouvrier sculpteur, qui y perfectionne son apprentissage du dessin et du modelage ; son talent et ses qualités lui valent de demeurer longtemps le praticien de Rogerol, jusqu’en 1929 (10). De nombreuses maisons douaisiennes possèdent encore des décors aux styles très variés, intérieurs (dessus-de-porte, moulures, corniches, consoles, rosaces de plafond, etc.), ou extérieurs (chapiteaux, clefs de voûte, guirlandes, corbeilles de fleurs, etc.) dus au travail de ces habiles sculpteurs ornemanistes. Le cinéma « Palace », autrefois sur la Place d’Armes, est également décoré, intérieur et extérieur, par ces mêmes artistes (vers 1925, démoli en 1999). Pour la maison qu’il habite à partir de 1907 et qu’il réhabilite (aujourd’hui n° 29, place du Barlet), Henri ornemente la façade de feuilles de fougères et réalise au-dessus de la porte d’entrée un bas-relief cintré occupé par le buste d’une jeune fille aux bras chargés de feuilles et de roses auxquelles se mêlent ses longs cheveux. Dans le genre de la sculpture de petite dimension, il consigne les traits de membres de sa famille ou de personnalités, exécutant successivement le médaillon en terre cuite de Louise Rogerol-Martinage (11), les bustes en plâtre d’Amaury de Warenghien de Flory (12), de Fernand Cuelenaere (13), de Jean-Jacques Darnal (14), le médaillon en plâtre de Ferdinand de Bailliencourt (15), celui en terre cuite de Ludovic Jardel (16), celui en bronze d’Adolphe Mangematin (17). Ses portraits d’enfants sont d’un talent particulièrement éprouvé : bustes de ses deux fillettes, Lucie (plâtre et marbre, coll. FR), et Françoise (terre cuite, coll. part.) ; buste de Mlle Hocq (cire, coll. part.) (18).

 

     Chargé de commandes monumentales qui lui imposent de composer avec l’architecture, il travaille pour l’Hôtel de ville d’Hénin-Liétard, à une grande cheminée en pierre blanche dans la salle de réception (19) : de trois niveaux d’élévation, cet imposant ensemble se compose d’un foyer encadré de caryatides à gaines et de colonnes à chapiteaux, d’un premier étage orné de cadres à décors de rinceaux et volutes, et d’un niveau supérieur comportant des panneaux sculptés de scènes allégoriques représentant la médecine et l’industrie (côté gauche), l’agriculture (face, cadre gauche), la mine (face, cadre central), l’artisanat (face, cadre droit), l’éducation et le savoir (côté droit). Il réalise dans le même temps deux statues  destinées à surmonter la façade de cet hôtel de ville, pour cantonner la grande lucarne qui marque le centre de l’édifice : à gauche, un mineur, coiffé du casque, porte la lampe, le pic et le marteau, à ses pieds sont quelques galettes de charbon ; à droite, un forgeron, les manches retroussées, tient des tenailles et un soufflet, derrière lui est posée une enclume. Enfin, il donne le modèle des quatre caryatides en gaines qui soutiennent la balustrade du rez-de-chaussée, sur la façade principale.

 

    Après la Première Guerre, on lui demande plusieurs monuments aux morts : celui d’Izel-lez-Esquerchin est formé d’une enceinte demi-circulaire qui comporte en son centre les statues d’une femme portant une couronne d’immortelles, et de son enfant tenant à la main un bouquet de fleurs ; sa mère la tient à son côté, lui posant une main sur l’épaule. Les personnages sont vus de face, accompagnés d’un chien, et se recueillant sur la tombe évoquée par un casque de poilu. Pour la ville de Corbehem, il réalise un ensemble dans lequel la France, symbolisée par une jeune femme vêtue d’une longue robe droite, s’appuie de la main gauche sur une épée pointe en terre ; elle est couronnée des lauriers de la victoire, et en présente une branche à un soldat mourant qui gît à ses pieds, serrant son fusil sur sa poitrine, le regard tourné vers la France ; de l’autre côté du socle se voit un canon. Dans le monument d’Esquerchin, un haut socle porte une stèle gravée aux noms des victimes de la guerre ; devant cette pierre une statue de femme, longuement vêtue, la tête couverte d’une coiffe, élève la main à hauteur de ces noms pour les désigner à un jeune enfant vers lequel elle porte le regard et qu’elle soutient d’une main dans le dos ; un bouquet de fleurs est à leurs pieds (20). La ville de Courchelettes est dotée par Rogerol d’une construction qui met en scène toute la famille d’un soldat mort : une femme dont la tête est couverte d’un voile, tient à la main une couronne mortuaire qu’elle s’apprête à déposer sur la tombe devant elle ; à ses pieds une fillette agenouillée et en pleurs se cache le visage dans les mains, tandis qu’à ses côtés un garçonnet tient un volumineux bouquet de fleurs.

Dans les années 1920, Rogerol reçoit la commande d’un bas-relief commémoratif, qu’il stylise dans un mode simple et expressif : un écolier, qui se détache sur fond de carte de la France, présente un tableau portant la dédicace : « Gloire aux anciens élèves morts pour la patrie / 1914-1918 » ; le cadre du bas-relief porte le nom des trois écoles de Douai d’où sont originaires les élèves glorifiés : « Saint-Nicolas, Fontellaye, Rue du Bloc » (21).

La sculpture commémorative dont relèvent ces œuvres est attachée au présent de l’Histoire ; personnages, objets et gestes entrent logiquement dans un ensemble raisonné et équilibré : la forme se soumet au volume, un parti architectural ordonne la sculpture. Malgré l’emploi d’un vocabulaire thématique et accessoiriste limité et peu original, ces allégories didactiques imposent à l’attention du public une signification sociale dans le registre du tragique, en s’abstenant d’effets purement décoratifs ou exagérément dramatiques, comme de complications formelles. L’ensemble qui suit, comme toute sa production peinte et sculptée, atteste chez Rogerol une préoccupation essentiellement réaliste.

 

     Pendant le séjour qu’il fait au Mans durant la Seconde Guerre, il est chargé de la réalisation d’une œuvre religieuse destinée à la chapelle du camp de nomades de la petite ville de Mulsanne. Il s’agit d’un haut-relief, réalisé en 1941-1942, de plus d’un mètre de proportion, contenu dans un cadre trilobé, et représentant Notre-Dame de Patience : sur un fond de nuages, la Vierge, debout et nimbée, est enveloppée dans un voile disposé comme une gloire ; elle tient devant elle l’Enfant-Jésus souriant et les bras en croix ; à leurs pieds trois femmes symbolisent les nomades, celle de droite, agenouillée, tend ses mains jointes vers la Vierge qu’elle implore d’un regard insistant ; à gauche est accroupie une autre nomade, désespérée, qui se cache le visage dans les mains, tandis que derrière elle, une troisième femme portant sur la poitrine un crucifix, dépose un léger baiser sur la main que lui tend l’Enfant et tente de réconforter son amie en pleurs en lui apposant sur le dos une main consolatrice (22).

 

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     Dès qu’il habite la maison du Barlet, en 1907, Henri Rogerol installe un four à bois au fond du jardin familial et y relance la pratique de la céramique douaisienne, interrompue depuis plus d’un demi-siècle (23). Avec des moyens rudimentaires mais grâce à une technique parfaitement maîtrisée, il parvient à obtenir des teintes et des qualités très proches de celles des céramiques anciennes de Douai : dès lors, il fait porter ses recherches moins sur les matériaux (objet des travaux de la plupart des céramistes) que sur les formes plastiques elles-mêmes, à l’instar de Cézanne par exemple. Pas de vases, ni d’assiettes, ni de coupes ou de postiches : il réalise des bustes et des groupes dont la facture sculpturale retient l’attention et qui rencontrent les préoccupations de l’art nouveau en ce qu’ils sont essentiellement axés sur le corps. La Tentation (terre cuite et céramique, coll. FR) rappelle le Satan agrippant une Eve de Rodin ; La Guerre (terre cuite, localisation inconnue) présente un soldat armé et casqué émergeant d’un groupe de blessés et de morts jonchant le socle, œuvre qui n’a rien à envier à une sculpture de Rodin ; La Femme au tigre (ou Les deux félins, céramique, coll. part.) procède également du naturalisme violent de Rodin, mais peut-être davantage du sensualisme de Pradier : une jeune femme nue, couchée sur le dos, joue avec la peau d’un tigre dont elle porte la tête à hauteur de son visage. La veine bestiaire déploie d’autres motifs : Chat menaçant une grenouille (terre cuite, coll. part.), ou Chat à sa toilette (terre cuite, coll. FR). Le Porteur de lait (terre cuite, coll. FR) s’attache à un sujet de la vie quotidienne, tandis que le Prisonnier au poteau (terre cuite, 1916, coll. FR) (24) et Sous les décombres (céramique, 1917, coll. FR), dédiés aux malheurs de la guerre, évoquent la sculpture réaliste de Dalou et de Constantin Meunier. Le Saint Etienne levant les bras au ciel (terre cuite, coll. part.), et Les Danseuses (céramique, coll. FR) valorisent leurs volumes dans les possibilités forcées des mouvements ou des postures.

 

    La céramique, sculpture en terre cuite peinte et vernissée, produit l’argument de contestation du paragone peinture/sculpture en ce qu’elle « corrige », en quelque sorte, les prétendus « défauts » de la seconde par les ressources déclarées de la première. Elle est l’équivalente d’une peinture en trois dimensions, dans laquelle la surface se courbe, le trait prend du volume, et les masses des coloris. Par elle, Rogerol manifeste sa différence, c’est-à-dire, assise sur les acquis d’une solide maîtrise du dessin, une féconde exploration de voies inédites de la sculpture. Il ne s’agit plus seulement de l’intime parenté des deux domaines mise en avant par la double activité de peintre et de sculpteur. Il n’est pas question non plus de rendre l’effet illusoire de relief par une peinture en trompe l’œil, par exemple ; ni de présenter une manière de tableau par des statues peintes comme jadis sur la façade d’une cathédrale. Ce que la céramique affirme, c’est l’influence réciproque des deux expressions plastiques : elle a pour mission, d’une part, de saturer les volumes que développe l’objet sculpté, par des touches de couleurs qui appartiennent à la peinture ; d’autre part, de doter la surface peinte d’un volume qui est le propre de la sculpture. Sans toutefois détruire la fermeté du dessin (d’où la renonciation à la polychromie, et l’acceptation seulement de veinures bigarrées), ni réduire cet art à une simple transcription : la céramique affiche des thèmes inédits qu’ignorent la peinture et la sculpture, et mettant en scène des figures fantastiques (L’Escargot à tête de femme, coll. FR ; La Tentation, coll. FR) qui renouvellent la réflexion esthétique par le changement de support. La céramique, s’ouvrant ainsi à l’imagination, toucherait alors à l’idéalisme ou au symbolisme.

 

 

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Bibliographie : Lucie Lantreibecq-Rogerol, Souvenirs d’enfance, 27 pages dactylographiées, sans date (archives familiales) ; Clément Morro, Revue moderne des Arts et de la Vie, 10 juillet 1925 et 15 août 1926 ; Demeulenaere, Nord-Matin, 13 février 1947 ; Revue des Amis de Douai, janvier-février-mars 1969, avec reproduction du médaillon de Bailliencourt ; articles de presse pour l’exposition rétrospective, Douai, janvier 1978 ; Philippe Courcier, La Croix Magazine, 19 mars 1993 ; Amicale de la Police du district de Douai, avec reproduction de la Rue de Valenciennes à Douai (peinture) ; Fabrice Blassel, Soixante figures douaisiennes du XXe siècle, Archives communales de Douai, 2006, pp. 141- 142, avec reproduction de l’Autoportrait (peinture).

 

Du 3 octobre au 31 décembre 2008, plusieurs œuvres d’Henri Rogerol (peinture, dessin) seront présentées lors de l’exposition La vie quotidienne pendant la Grande Guerre, Archives départementales du Nord, rue Saint-Bernard à Lille.

 

Remerciements tout particuliers à Mlle Françoise Rogerol, fille d’Henri et artiste peintre, pour la spontanéité et la gentillesse avec laquelle elle nous a donné accès à ses archives, à ses souvenirs, et aux œuvres de son père. Notre gratitude également à M. Patrick Bouquet, historien (Hénin-Beaumont) ; à M. Robert Brageu, sculpteur ; à M. Jean-Claude Darnal, MMmes Jacques Darnal et Danièle Laroubine-Darnal ; à Mme Christel Touchard,  MMrs Franck Pohu, Richard Flamant et Jean-Jacques Caffieri (Mulsanne).

 

 

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1. La confusion est fréquente entre Henri Rogerol et son frère aîné Maurice (né à Douai 1873 ; mort au Maroc 1946), également élève de l’École des Beaux-arts de Douai, également peintre et sculpteur, auteur de la statue La Pleureuse au cimetière de Douai, des monuments aux morts de Lewarde, Wingles, Cuincy et Harnes, du buste de Paul Cuelenaere directeur du Conservatoire de Musique de Douai, de celui du député Charles Goniaux, du portrait peint de Marceline Desbordes-Valmore au plafond du théâtre, etc.

 

2. Le musée des Beaux-arts de Douai conserve plusieurs plats, assiettes et pichets en étain réalisés à la fin du XVIIIe et au commencement du XIXe siècle, par l’arrière-grand-père d’Henri, dont l’atelier situé rue Gambetta à Douai employait quatre ouvriers. Au salon de Douai en 1829,  ce potier d’étain a obtenu une médaille de bronze pour un alambic et son serpentin pouvant contenir dix litres (J.C. Chenou, Rapport sur les produits de l’industrie qui ont figuré à l’exposition de Douai, Douai 1830, p.73). L’église d’Erchin possède un plat de quête exécuté également par cet artiste.

 

3. André Laoust (né à Douai 1843-1924), élève de Fr. Jouffroy à l’École des Beaux-arts de Paris ; médaille d’argent à l’Exposition universelle de 1889 pour le Chanteur indien Ganaï (détruit) ; professeur de sculpture aux Écoles académiques de Douai de 1892 à 1901 ; auteur de la statue Spès qui surmontait le monument aux Gloires douaisiennes sur la place Lanoy à Douai, et du médaillon de Louis Blériot sur son monument à Cambrai. Aux concours des Écoles académiques, Henri Rogerol obtient en 1893 une médaille d’argent en sculpture-modelage (Douai, Archives municipales, 1 R 175). Le sculpteur Alexandre Descatoire est aussi un élève de Laoust.

 

4. Henri Rogerol est né en avril 1877, époque exacte de la troisième et remarquable exposition du groupe des impressionnistes. Il est le contemporain des peintres douaisiens Henri et Marie Duhem, avec lesquels il partage les mêmes conceptions esthétiques, les mêmes sympathies et les mêmes réserves à l’égard de l’impressionnisme.

 

5. Premier prix de violon au Conservatoire de Paris, professeur de musique au Conservatoire de Douai.

 

6. Rogerol résoudrait ici un autre paragone, fondateur de l’esthétique impressionniste, celui qui opposait dès le XVIIe siècle les partisans de Rubens pour la couleur et les défenseurs de Poussin pour le dessin. Les premiers, soutenus par Baudelaire, seraient du côté de la matière ; les autres, célébrés par Valéry, du côté de l’esprit.

 

7. La petite plaquette de 4 pages intitulée Henri Rogerol, peintre, sculpteur, céramiste douaisien (Bibliothèque municipale de Douai), contient l’article de C. Morro (1925) et la photographie d’un autre dessin réalisé pendant la guerre 1914-1918 : « Au camp de prisonniers, la soupe ».

 

8. Pendant de nombreuses années, Rogerol repeint les visages des géants douaisiens, avant leur destruction sous les bombardements de la Seconde Guerre. Il réalise avant 1939 une peinture de la Sortie de la famille Gayant de sa maison rue Fr. Cuvelle (reproduite in Fêtes et géants de Douai. Gayant, par Marie-France Gueusquin et Monique Mestayer, Documents d’Ethnographie Régionale du NordPas-de-Calais, fascicule  n° 5, Béthune, Douai, 1994, p.179).

 

9. Il participe aussi au Salon des artistes français de 1919 au Grand Palais. Il est présent à plusieurs Salons annuels de Douai (1925, 1926, etc.) en compagnie de Descatoire, Duhem, Maroniez, Méreau, Sirot, Tellier, etc.

 

10. Maurice Brageu (1891-1971) travaille dans l’atelier de Rogerol de 1905 à 1911 puis de 1919 à 1929 ; ornemaniste et statuaire, il est l’auteur du premier buste du général De Gaulle (square Jeanne-d’Arc à Sin-le-Noble), et de nombreux bas-reliefs et statues (cf. article à paraître). Son fils Maurice (né en 1929) est aussi sculpteur, premier ouvrier de France en 1976, professeur à l’Ecole des Beaux-arts de Valenciennes de 1966 à 1994.

 

11. Coll. FR. Louise Martinage (née à Douai 1887-1959), 1er prix de piano et de chant au Conservatoire de musique de Douai, professeur, soliste de la Société chorale douaisienne « La Lyre ». Elle épouse Henri Rogerol en juin 1907.

 

12. Baron Amaury de Warenghien de Flory (1851-1920), avocat à Douai. Un buste en plâtre teinté se trouve dans les collections personnelles des descendants de l’avocat.

 

13. Fernand Cuelenaere, fils de Paul directeur du Conservatoire de musique de Douai, et musicien lui-même  (coll. FR).

 

14. Jean-Jacques Darnal (né à Souillac 1876, mort à Douai 1931), ingénieur des Arts et Métiers à Aix-en-Provence, ingénieur aux mines de Liévin, professeur de dessin à l’Ecole des Beaux-arts de Douai. Il est le grand-père du chanteur Jean-Claude Darnal (né à Douai en 1929). Buste en plâtre traité bronze par galvanoplastie, vers 1929-1930 (coll. part.).

 

15. Ferdinand de Bailliencourt dit Courcol (né à Douai 1856-1938), industriel, président fondateur des Amis de Douai en 1920 (Rogerol prend part aux activités de cette association dès ses débuts). Un médaillon en plâtre, 1936, est au Musée des Beaux-arts de Douai ; sous l’épaule est inscrit : « Les Amis de Douai à leur Président Fondateur / 25 octobre 1936 ». Henri Rogerol réalise dans le même temps le médaillon de Mme de Bailliencourt, née Emilie Heidsieck (localisation inconnue).

 

 16. Ludovic Jardel (1880-1962), avocat  à la Cour d’appel de Douai de 1899 à 1946. Ce médaillon, de 1946, est à la Bibliothèque des avocats à la Cour de Douai. Le pourtour annulaire porte l’inscription : « Au bâtonnier L. Jardel, défenseur intrépide de leurs libertés, ses confrères reconnaissants / Guerre 1939-1944 ». Il existe un autre exemplaire en terre cuite (coll. FR). Le médaillon est reproduit dans l’ouvrage de Victor Bufquin, Le Parlement de Flandres – La cour d’appel de Douai – Le barreau, Douai, 1964, p.65.

 

17. Adolphe Mangematin (1892-1939), maire de Harnes (Pas-de-Calais). Le médaillon rectangulaire, sur le monument funéraire au cimetière de Harnes, porte l’indication : « à Adolphe Mangematin / maire de Harnes / un groupe d’amis / 1939 ».

 

18. Fille des commerçants en porcelaine et articles de ménage Hocq-Grassin, installés à l’époque rue de la Mairie à Douai.

 

19. L’hôtel de ville est édifié de 1923 à 1925 sur les plans de l’architecte André Dufau, et inauguré le 13 juin 1926.

 

20. Le monument est inauguré le 27 juillet 1924. La maquette a été offerte par Françoise Rogerol au maire de la commune, en novembre 2007.

 

21. La plaque commémorative est apposée sur le mur de l’école primaire Fontellaye (Douai, rue du Kiosque), côté cour. Elle a été de nouveau inaugurée le 9 novembre 2007.

 

22. Le camp d’internement de Mulsanne, près du Mans, est ouvert par le gouvernement de Vichy pour accueillir, de 1940 à 1945, plusieurs centaines de familles nomades de l’ouest de la France (Romanichels, Gitans, Tsiganes) dont certaines sont ensuite envoyées vers des camps de service de travail obligatoire ou des camps de concentration. L’œuvre de Rogerol est probablement disparue.

 

23. La céramique, exercée seulement par de rares spécialistes, est un art difficile entre tous, où l’œuvre, au cours des différentes phases de cuisson, de dégraissage puis d’émaillage, est maintes fois menacée de destruction partielle ou totale. La fabrique de céramique établie rue Victor Hugo à Douai en 1780 par des artisans anglais, a fermé ses portes peu après 1820. Les faïences fines de Douai (ou grès anglais) étaient de haute qualité et rivalisaient le biscuit de Sèvres (Dieudonné, Statistique du département du Nord, Douai 1804, t. II  p.108) ; elles se sont exportées dans les manufactures de Montereau, Creil, Choisy-le-Roi, Chantilly. Contemporain d’Henri Rogerol, le douaisien Charles Catteau (1880-1966) contribua également au renouveau de la céramique : diplômé de l’École de céramique de Sèvres (1902), il porta la manufacture wallonne de Bosch-frères, à La Louvière, aux premiers rangs dans le style de l’Art déco (1906-1950).

 

24. Durant la Première Guerre, au camp de prisonniers civils de Holzminden, Henri Rogerol est puni « pour avoir fumé dans la baraque » : il est attaché à un poteau, pendant plusieurs heures, sans pouvoir boire ni manger. La photo de son supplice est publiée en page de couverture de la célèbre revue hebdomadaire Le Miroir, dans son numéro du 26 décembre 1915, avec la légende : Russe et Français « au poteau » dans un camp de prisonniers en Allemagne.

 

 

       André Bigotte, mai 2008